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Argentine, terre d'asile des anciens nazis en cavale. Dès 1945, Peron a accueilli des criminels de guerre.

Par Gilles BAUDIN — 31 août 1995 à 07:05

envoyé spécial La Cour suprême d'Argentine confirmera-t-elle le refus d'extradition d'Erich Priebke, opposé le 23 août à la justice italienne par le tribunal dont dépend Bariloche, la bourgade de Patagonie où l'ancien officier SS, responsable du massacre des Fosses ardéatines perpétré à Rome en 1944, se trouve aux arrêts domiciliaires depuis un an? Et s'il est encore de ce monde, où il acquit une détestable notoriété pour sa participation à la «Solution finale», Aloïs Brunner coule-t-il ses vieux jours près des rives de la Plata, après avoir longtemps bénéficié de l'hospitalité syrienne? Alertés par plusieurs articles de journaux de Montevideo et de Buenos Aires, deux officiers de la gendarmerie française se sont récemment rendus sur place, mais en sont revenus bredouilles.

Ces questions d'actualité font resurgir un passé souvent mal admis: les pays du cône Sud de l'Amérique latine, en particulier l'Argentine, ont complaisamment accueilli en 1945 nombre de criminels de guerre et d'anciens dignitaires fascistes européens. Et non des moindres: outre Eichmann et Mengele de sinistre mémoire, ou Vittorio Mussolini, l'un des fils du Duce, Martin Bormann aurait lui aussi trouvé refuge en Argentine, si l'on en croit un rapport établi par un curé argentin, le père Egidio. Bien que la plupart des historiens estiment que le dauphin d'Hitler est mort à Berlin en 1945, en l'absence de preuves irréfutables les rumeurs vont encore bon train.

Buenos Aires n'aurait sans doute pas été le havre des nazis en cavale sans le général Juan Peron, au pouvoir pour la première fois de 1945 à 1955. Membre de la mission militaire argentine à Rome dans les années 30, le futur caudillo tomba alors en admiration pour le corporatisme mussolinien, dont il s'inspira largement durant son règne. Avant la fin du conflit mondial, des capitaux allemands transférés en Argentine financèrent la naissance d'une centaine de sociétés. Le Reich effondré, il en aurait coûté 800 millions de dollars aux fuyards pour bénéficier de la protection du régime péroniste, selon une note du service secret de la marine américaine.

Les réseaux d'évasion furent balisés, avec l'acquiescement du Vatican, par l'évêque allemand Alois Hudal et le futur cardinal italien Giuseppe Siri. Point de départ pour le Nouveau Monde: Gênes, où l'octroi de faux passeports, billets et viatiques, était assuré par Walter Rauff, qui écuma l'Europe centrale avec ses chambres à gaz roulantes. En 1949, jugeant sa mission accomplie, l'ancien SS mit les voiles pour le sud du Chili, où il vécut en prospère homme d'affaires jusqu'à sa mort en 1984. Dans les semaines qui suivirent la fin de la guerre, deux sous-marins allemands abordèrent les côtes argentines. Selon des sources proches des services secrets occidentaux, l'un d'eux transportait une partie du trésor de guerre nazi. Ce n'est donc pas en territoire hostile que s'installèrent les vaincus. Au contraire: une solide structure financière et politique servit d'assise à leur établissement, que ce fût dans la région de Bariloche, dont certaines maisons arborent encore des insignes de «l'époque héroïque», ou dans la sierra de Cordoba, quand ils ne préféraient pas l'anonymat de la capitale.

Jours paisibles en Argentine. jusqu'au renversement de Peron. Non que le nouveau régime militaire s'affichât antifasciste, mais l'exil de leur protecteur augurait un avenir incertain. Mis quelque temps en résidence surveillée, Ante Pavelic, l'ancien maître oustachi de la Croatie, partit pour Madrid. Prudent, le docteur Mengele, l'«ange de la mort» d'Auschwitz, quitta Buenos Aires pour le Paraguay, alors sous la férule d'un «compatriote» idéologiquement proche, le général Stroessner.

En 1960, un coup de tonnerre trouble la sérénité des nazis d'Argentine: un commando israélien enlève Adolf Eichmann, l'un des principaux exécutants de l'Holocauste, qui sera jugé et finalement pendu à Tel-Aviv. Mais si cette action audacieuse permet la capture de l'un, elle reste sans effet sur l'impunité dont continuent à jouir les autres. Ainsi, en 1977, si la police arrête Eduard Roschmann, le «bourreau de Riga», responsable de 40 000 exécutions sommaires, il brûle aussitôt la politesse à des gardiens bien incompétents et se réfugie à Asuncion. Le rétablissement de la démocratie en 1985 laisse présager un changement d'attitude des autorités. Espoir confirmé par la détention de Walter Kutschmann, un ancien chef de la Gestapo, débusqué dix ans plus tôt par Simon Wiesenthal, l'infatigable chasseur de nazis; le vieillard meurt en prison avant qu'un tribunal ne décide de son sort. Autre prise: Joseph Schwammberger, officier SS ayant sévi en Pologne, qui sera extradé vers l'Allemagne.

En 1992, le président Menem ordonne l'ouverture des archives concernant les nazis en Argentine. Des documents plutôt décevants, qui ne donnent même pas une estimation de leur nombre: des centaines, des milliers? «La grande utilité de ces archives, c'est qu'elles poussent à entreprendre de nouvelles recherches», reconnaît toutefois Jorge Camarasa, un journaliste auteur de deux ouvrages sur le sujet. L'autre utilité étant de confronter le pays du tango avec une page sombre de son histoire. Car force est de constater ­ et le récent arrêt en faveur de Priebke vient de le confirmer ­ que certains secteurs de la société argentine ont été perméables à l'influence nazie. En témoignent des survivants des camps de détention de la dernière dictature militaire (1976-1985), qui se souviennent des cris des torturés à peine recouverts par les chants de guerre de la Wehrmacht. Il y a quelques semaines, à Cordoba, un officier de police surveillant une manifestation syndicale a été relevé de ses fonctions. Motif: une croix gammée gravée sur son casque.